La famille Quatregé (Brie)
Ce soir encore, il s’était sauvé.
Ils se rappelaient lorsqu’ ils avaient reçu ce cadeau vraiment inattendu. Gilberte, leur fille, en arrivant la veille, leur avait lancé avec une expression énigmatique « cette année, j’ai eu envie de vous faire une surprise, une vraie ! de celles dont on se souvient longtemps. Vous verrez ! ». Puis, elle était montée rapidement à sa chambre, un carton à chaussures caché dans son dos.
Toute la nuit, à travers la cloison, ils avaient bien entendu de drôles de couinements et leur fille qui chuchotait comme si elle se parlait toute seule. Ils avaient partagés des regards étonnés en se disant que décidément, leur fille était vraiment une originale - puis s’étaient endormi, épuisés de leur journée, comme chaque soir.
Le lendemain, Gertrude s’était levée à 5 H et avait eu, la première, la surprise de la boîte à chaussure entourée d’un beau ruban, posée sur la grande table de la cuisine recouverte d’une toile cirée à gros carreaux noirs et blancs.
Elle n’y avait pas touché. En ce jour, elle attendait que Gontran arrive à son tour pour qu’ils découvrent ensemble ce cadeau qui devait marquer à tout jamais ce jour de leur 60ème anniversaire de mariage.
« A tout jamais », elle ne pensait pas si bien dire…
Elle commença à s’affairer et à préparer les œufs brouillés du petit déjeuner.
Gontran arrivait. Son pied droit lourd, comme d’habitude, qui faisait grincer une marche sur deux. Gilberte, qui avait entendu leurs pas, descendit discrètement et resta debout sur le seuil de la porte, sans faire un bruit. Pour rien au monde,elle n’aurait raté cet instant.
Elle observait ses parents d’un air attendri. Ils se penchaient sur la boîte. Chacun sa tâche, Gertrude enleva délicatement le ruban et Gontran souleva le couvercle - et là, quelle ne fut leur surprise !
Comme il était mignon ! Il avait un petit museau tout blanc qui reniflait sans cesse comme pour s’imprégner de leurs odeurs, des yeux malicieux qui les fixaient comme pour enregistrer leurs visages. Il se trémoussait, agile comme une anguille et sans plus attendre se mit à lécher leurs mains. Il sautilla sur la table, s’allongea sur le dos pour recevoir la première caresse de bienvenue sur son ventre rose.
Et puis, il lanca un petit pet. Gontran, étonné mais cependant joyeux, s’écria « on va l’appeler Gaspar ! »
Gertrude, elle, recula d’un pas, surprise, mais en même temps fusa en elle une pensée de jalousie. Elle savait que Gontran avait toujours rêvé d’avoir un chien…elle devrait désormais partager la tendresse qu’elle sentait déjà dans le cœur de son mari, pour ce petit animal qui entrait tout juste dans leur vie !
Et ce soir encore, il s’était sauvé. Bien sûr, il reviendrait comme toujours. Cela faisait 12 ans maintenant qu’il partageait leur vie. En âge d’homme, il avait 84 ans, comme Gertrude quand ils avaient reçu le chiot !
Ce soir encore, ils s’étaient assis face à face, avait sorti un sablier que Gontran avait inventé, un soir d’impatience : un grand doseur et un énorme entonnoir retourné. Ca avait toujours marché : le chien rentrait avant que tout le sable ne se soit écoulé. Faut dire qu’il était gros ce sablier improvisé ! Gontran pianotait d’un geste impatient et d’un coup, se mit à sourire, réconforté par la pensée qui venait de lui traverser l’esprit car il était sûr au moins d’une chose, tous les trois : ils vieilliraient ensemble.