une femme anonyme que j'appelais "grand-mère" (Manstrop)
Ma grand-mère n'a pas toujours été une grand-mère, mais avant tout une femme dans son époque et une mère qui a élevé ses propres enfants.
Ma grand-mère n'était pas femme bavarde. Elle aimait pourtant parler, d'un peu de tout et de rien, pour bavarder, discuter, passer le temps avec autrui. Mais tout ce qui avait trait à elle-même, elle s'en cachait, elle se taisait comme si elle en avait honte. Honte d'avoir un ressenti, des pensées ? A cette époque, les femmes n'avaient guère droit de parole, elles devaient seulement suivre leur mari sans manifester leurs propres goûts.
Lorsque je la pressais de questions sur son existence passée, je voulais la connaître ELLE, et pas seulement ma grand-mère. A mes yeux d'enfant, elle était née ainsi, avec des rides. Puis un jour, en regardant une photographie de ses vingt ans, j'ai été surpris de la voir faire la "pin-up". C'était une belle femme.
De ce qu'elle me raconta d'elle-même, j'en sais peu.
Parfois, pendant les repas, elle me racontait la Seconde Guerre Mondiale, ces tremblement provoqués par les avions allemands qui lançaient des bombes près de l'immeuble.
Elle me racontait qu'elle avait rencontré mon grand-père à un bal populaire, comme le voulait la coutume.
Elle me parlait de son affection pour les animaux abandonnés.
Le reste fait partie de mes souvenirs intimes, de ceux qu'on ne raconte pas publiquement. Ma grand-mère, qui n'était pas qu'une grand-mère, a fait de même : elle a gardé ses secrets pour elle.
Avec mes yeux d'enfants, une seule phrase sur son passé m'invitait à la rêverie. Moi qui étais habitué aux VTT, j'imaginais des automouches ; moi qui voyais continuellement des voitures, j'imaginais des quadrillettes ; moi qui vivais dans un monde où la solitude était la norme, j'imaginais ces discussions faciles entre gens de XX siècle ; je découvrais en pensée des gens mieux élevés, plus distingués, moins agressifs que nous et doués de bon-sens. A mes yeux d'enfant, les mots de ma grand-mère m'invitaient à comprendre que connaître son passé, collectif ou individuel, permet de mieux décider de son présent.
Alors aujourd'hui, quand je constate cette indifférence vis à vis de nos aînés, ce jeunisme permanent, la nausée me prend car comment pourrions-nous nous connaître et aller de l'avant si nous méprisons nos ancêtres ?