un jour d'hiver (Manstrop)
C’était un jour d’hiver. Je me promenais, rêvassant. Quand soudain, une inconnue accrocha mon regard. Elle n’était ni belle, ni jeune, mais vieille et seule.
J’étais debout sur le pont, elle assise sur un banc dur en béton. « La pauvre, me suis-je dit, elle a un air si triste ! » Lorsque je l’ai vue, elle se tenait la tête dans une main, comme si elle avait la migraine. Puis, je croisai mon regard … il ne me voyait pas : lointain, vague, la vieille dame semblait perdue dans des pensées intimes. Venait-elle d’apprendre une mauvaise nouvelle ? Connaissait-elle un drame dans sa vie ? Si tel était le cas, je lui trouvais bien de la pudeur ; les mains posées sagement sur les genoux, la tête tournant de droite et de gauche surveillant les alentours, inquiète. Je regardai son sac : j’ignorais s’il était vide ou plein.
Pendant le quart d’heure qui suivit, je l’observais. Je me sentais sentinelle de cette personne, prête à attendre, comme elle, pour connaître son histoire, pour la deviner. Durant ces minutes, ses traits passèrent de l’agacement à l’ennui, de la tristesse à la résignation. Son expression me faisait peine, je lisais dans son attitude la crainte d’être laissée seule, dans le froid, abandonnée. J’hésitai : devais-je aller à sa rencontre, lui apporter quelques mots réconfortants ou ne pas me mêler de sa vie ?
Soudain, l’évidence me sauta aux yeux : peut-être ne connaissait-elle point de drame intime aujourd’hui ? Peut-être ne s’était-elle point assise pour songer, malheureuse, à la perte qu’elle venait de vivre ? Peut-être, tout simplement, attendait-elle quelqu’un …
Seule parmi la foule qui se pressait devant et derrière elle, populaire silhouette parmi des ombres bourgeoises, je me souviens encore de cette vieille dame emmitouflée, attendant dans le froid quelqu’un qui ne venait pas ; ses traits, passant d’une expression humaine à une autre, sont si rares que j’ai voulu immortaliser une humanité qui s’efface trop souvent sous le masque de l’impassibilité …
Cette une histoire qui débute mal se finit bien. Moi, autre silhouette lointaine, du haut du pont, je m’en suis retourné le sourire aux lèvres quand on est venu chercher la vieille dame. Ainsi, recouvrant un regard vif, joyeux, je l’ai regardée s’en aller plein d’allant faire ses courses, accompagnée. Il y a des moments, dans la vie, où il faut savoir s’éclipser avec dignité.